Un Frère de quinze ans (Achille D’ARTOIS - Alexis DECOMBEROUSSE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 2 juin 1838.

 

Personnages

 

MONSIEUR DUCHEMIN, référendaire de deuxième classe

MADAME DUCHEMIN, sa femme

FRANCIS, frère de madame Duchemin

MARIE, jeune nièce de monsieur Duchemin

MONSIEUR DE VERNANT

BROUSSAILLES, garde-chasse

INVITÉS

 

La scène se passe à Épernay, chez monsieur Duchemin.

 

Le théâtre représente un salon ; porte à deux battants au fond ; porte de chaque côté au troisième plan. Petite porte à droite au deuxième plan, donnant sur le jardin. Table et ce qu’il faut pour écrire. Fauteuils, ameublement convenable.

 

 

Scène première

 

BROUSSAILLES, puis FRANCIS

 

BROUSSAILLES, entrant par la porte du fond, son fusil sous le bras.

J’espère que je suis matinal ! depuis quelques jours, je gagerais que les lièvres et les lapins, y dorment plus que moi ! j’ fais honte au soleil et je sors de ma couche avec l’aurore. C’est qu’il y va de mon honneur de garde-chasse, et je viens ici me mettre à l’affût de M. Francis pour qu’il me dise s’il a...

Il est interrompu par Francis qui fredonne dans la coulisse.

Justement, le voilà !

FRANCIS, entrant son fusil sous le bras.

Quand mon plomb s’échappe,
Et fait en partant
Pan ! pan !
Le gibier qu’il frappe
Tombe au même instant !
Moi, que rien n’arrête,
Suis toujours en quête,
Que la grosse bête
Vienne s’offrir à moi !

S’interrompant en voyant Broussailles.

Eh ! c’est toi, Pierre... ou plutôt Broussailles !

BROUSSAILLES.

Comme vous voudrez... mais voyons, monsieur Francis, soyez gentil !

FRANCIS.

Pardi ! c’est mon fort ; qu’est-ce que tu vas me demander ?

BROUSSAILLES.

Voilà, monsieur. Je suis poursuivi par une idée qui m’ réveille toujours quand je dors : A-t-il un permis ou n’en a-t-il pas ?

FRANCIS.

Qui ça ?

BROUSSAILLES.

Eh bien ! ce fameux tireur qui chasse avec vous et qui tue pour vous.

FRANCIS.

Qui tue pour moi ! oh ! que c’est méchant ! mais ça ne m’atteint pas... d’ailleurs qu’est-ce que ça te fait ?

BROUSSAILLES.

C’est que M. Duchemin, votre beau-frère, quand je demande à un chasseur s’il a un permis, me dit souvent que je suis un malhonnête.

FRANCIS.

Il a raison.

BROUSSAILLES.

Et quand je n’en demande pas, il dit que j’ suis un imbécile.

FRANCIS.

Il n’a pas tort.

BROUSSAILLES.

De façon que je voudrais savoir à quoi m’en tenir, afin de n’être ni malhonnête ni imbécile.

FRANCIS.

Diable ! mais tu veux là une chose qui n’est pas aisée.

BROUSSAILLES.

Et pour ça vous allez me dire...

FRANCIS.

Qu’il ait un permis ou qu’il n’en ait pas, est-ce que ça me regarde ? Mais tiens, si tu veux le savoir absolument, parle à Marie, elle qui sait tout et qui dit tout.

 

 

Scène II

 

BROUSSAILLES, FRANCIS, MARIE

 

MARIE.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

FRANCIS.

C’est Broussailles qui a quelque chose à te demander.

MARIE.

Voyons donc !

Francis lui fait des signes.

BROUSSAILLES.

Mamzelle, c’est à l’effet de savoir s’il a un permis ou s’il n’en a pas.

Francis fait des signes à Marie.

MARIE.

Qui ça ?

BROUSSAILLES.

Le jeune homme qui chasse sur nos terres avec M. Francis.

MARIE.

Ah ! je sais.

Francis lui fait signe de ne rien dire et de le renvoyer.

Eh bien !... mais est-ce que ça me regarde ?

BROUSSAILLES.

Et de deux !

MARIE.

Ce n’est pas sur ma propriété, va le demander à ma tante.

BROUSSAILLES.

Ah ! bon ! celle-là, elle me l’ dira pour sûr !

Air : Vaudeville de Turenne.

Je m’en vais de c’ pas auprès d’elle
Pour savoir sur quel pied danser.

MARIE.

Elle dort...

FRANCIS.

Chasseur plein de zèle,
Mais tu vas te faire chasser !

BROUSSAILLES.

C’est vrai : vous m’y faites penser ;
Je lui f’rai plus tard ma visite ;
Je suis garde-chass’ ; mais enfin
Madame n’est pas un lapin,
Et je dois respecter son gîte !

Il sort.

 

 

Scène III

 

FRANCIS, MARIE

 

FRANCIS et MARIE, riant.

Ah ! ah ! ah !

FRANCIS.

Est-il bête avec son permis ! Mais dis donc, est-ce drôle ! nous nous sommes couchés hier à la même heure, et voilà que nous sommes levés en même temps.

MARIE.

J’y pensais.

FRANCIS.

Tiens, quand ma sœur a épousé ton oncle Duchemin le référendaire, ça ne me souriait pas beaucoup ; mais quand je t’ai vue, ça m’a souri tout de suite. Toi et Vernant, vous êtes les deux camarades que j’aime le mieux.

MARIE.

Comment ! vous avez pour moi la même amitié que pour M. Vernant ?

FRANCIS.

Ah ! mon Dieu ! tout à fait.

MARIE.

C’est bien aimable !

FRANCIS.

C’est mon grand ami. Quel cœur ! quel feu ! quelle imagination ! nous sommes faits l’un pour l’autre, nous représentons la jeune France.

MARIE.

Excepté que vous n’avez pas encore de barbe au menton, vous.

FRANCIS.

Ça poussera.

MARIE.

En attendant, je devine bien à peu près pourquoi il vous fait des amitiés.

FRANCIS, vivement.

Parce qu’il m’aime.

MARIE.

Laissez donc.

FRANCIS.

Oui, il m’aime beaucoup... et tous ceux qui me sont chers.

MARIE.

Madame Duchemin aussi, n’est-ce pas ?

FRANCIS.

Oui, madame Duchemin aussi, parce que c’est ma sœur.

MARIE.

Ah ! parce que c’est votre sœur ?

FRANCIS.

Certainement ; car il ne la connaît que pour l’avoir regardée en passant, par hasard.

MARIE.

Par hasard ?

À part.

En pension, on m’a appris ce que c’était que ces hasards-là.

Haut.

Francis, vous êtes un enfant... réfléchissez donc... est-ce qu’il peut y avoir de l’amitié entre un homme de vingt-cinq ans et un bambin de quinze ans ?

FRANCIS.

Fais donc la fière ! tu es aussi jeune que moi.

MARIE.

Oui ; mais une femme de quinze ans, c’est un personnage, au lieu qu’un homme à cet âge, c’est bien peu de chose.

FRANCIS.

Parce qu’on n’a pas tout à fait la taille...

MARIE.

D’ailleurs M. de Vernant ne vous connaît que depuis quinze jours... c’est une amitié bien ancienne !

FRANCIS.

Elle ne peut pas être plus ancienne, puisqu’il n’est ici que depuis ce temps... et puis, au collège, ce sont les nouveaux que l’on aime le mieux.

Il va prendre sa carnassière.

MARIE.

Eh bien ! quoi ! vous partez déjà ?

FRANCIS.

Mon ami m’attend, et le bambin va s’amuser à tirer le gibier du beau-frère Duchemin, tandis qu’il est à Paris à chasser autre chose ; car il est chasseur aussi, monsieur le référendaire de seconde classe.

MARIE.

Chasseur de places !

Air : Vaudeville de Jadis et aujourd’hui.

FRANCIS.

Mais la place n’est jamais prise,
Depuis trois ans il court en vain ;
Moi, j’atteins toujours quand je vise.

MARIE.

Votre gibier n’est pas malin !

FRANCIS.

Devenez perdrix, et sans peine
Je vous attrape...

MARIE.

Si je veux...
Étant femme, j’en suis certaine,
Je vous attraperai bien mieux.

FRANCIS.

Eh bien ! mademoiselle, puisque vous êtes si maligne... attrapez-moi !

Il va prendre son fusil.

MARIE.

Allez donc faire la guerre à ces pauvres petits animaux... il faut que vous soyez bien méchant pour trouver du plaisir à les tuer.

FRANCIS.

Tu en trouves bien à les manger...

MARIE.

Je les mange... oui, je les mange... quand ils sont cuits.

FRANCIS.

Mais moi, je les tue pour les faire cuire... et puis, si tu savais comme on s’anime quand on est là !... je ne tire pas que les oiseaux, je chasse aussi les lièvres, les lapins, mieux que ça même, et je ne manque jamais mon coup.

Mettant en joue vis-à-vis la porte du fond, qui est ouverte.

Tiens, supposons que cet arbre là-bas soit une grosse bête, tu vas voir, il sera criblé.

Duchemin, les cheveux bien droits, se présente à la porte, et aperçoit Francis prêt à tirer.

 

 

Scène IV

 

FRANCIS, MARIE, DUCHEMIN

 

DUCHEMIN, au fond, criant.

Ah ! ah ! veux-tu bien finir !

Entrant.

Le petit étourdi, Dieu me pardonne, il me prenait pour un cerf !

FRANCIS, riant.

Ah ! ah ! ah ! j’allais tirer mon beau-frère ! n’ayez plus peur, je désarme. Comment !... c’est vous... déjà ?

DUCHEMIN.

Eh bien ! il est honnête avec son déjà !

MARIE, avec affection.

Bonjour, mon oncle ! enfin, vous voilà.

Elle présente sa joue.

DUCHEMIN.

À la bonne heure, cette petite joue-là vaut mieux qu’un fusil ! aussi on lui donne un baiser.

FRANCIS, à part.

S’il croit que je suis jaloux du cadeau...

DUCHEMIN.

Hier à Paris, et aujourd’hui à Épernay, trente-six lieues en douze heures, sans chemin de fer, voilà comme on arrive ! Et, franchement, l’on ne m’attendait pas ?

FRANCIS.

Ah ! mon Dieu ! pas du tout... franchement ! pas même votre femme, qui s’est très bien portée, et surtout bien divertie.

DUCHEMIN.

Vraiment ?

MARIE.

Des invitations par-ci, des invitations par-là !

DUCHEMIN.

Et elle acceptait par-ci, par-là ?

FRANCIS.

Jusqu’aux autorités qui nous ont engagés.

DUCHEMIN.

Jusqu’aux autorités ?

FRANCIS.

Enfin tous les plus gros bonnets de l’endroit.

DUCHEMIN, à part.

Les plus gros bonnets !

Haut.

Comment ! ma femme voit tant de monde que ça ? À Paris elle

n’aime que la solitude.

Air de Paris à Londres.

Ah ! combien mon sort est prospère ?
Eh quoi ma femme franchement
N’a le besoin de se distraire
Qu’aussitôt que je suis absent ?
Près de moi, quoique jeune et belle,
Elle évite plaisir et jeu :
Il faut donc que je sois loin d’elle
Afin qu’elle s’amuse un peu ?

MARIE.

Oui, mais c’est qu’on se fatigue en s’amusant : aussi elle dort encore ; je vais la réveiller.

DUCHEMIN.

Garde-t’en bien ! laisse-la dormir. D’ailleurs, s’il faut la réveiller... il me semble que je la réveillerai bien moi-même. Allons, allons, que chacun aille à ses affaires... et qu’on me laisse.

FRANCIS.

Oh ! bien volontiers !

Il prend son fusil.

MARIE, à Francis.

Attrapez-moi donc une petite tourterelle.

FRANCIS.

Une tourterelle ? Tu n’aimerais pas mieux une pie ?

MARIE.

Fi donc je n’aime pas les bavardes. Une tourterelle, monsieur.

FRANCIS.

Une pie.

MARIE, disputant.

Je vous dis une tourterelle.

FRANCIS, de même.

Je dis, moi, une pie.

DUCHEMIN, se retournant.

Ah çà ! mais avez-vous bientôt fini ?

Prenant Francis par un bras.

Veux-tu bien t’en aller avec ta pie !

Prenant aussi Marie par un bras.

Toi, va roucouler avec ta tourterelle !

MARIE, près de disparaître, en se retournant.

Une tourterelle.

Elle sort d’un côté.

FRANCIS, même jeu, de l’autre côté.

Une pie.

DUCHEMIN.

Encore !

Les deux jeunes gens disparaissent.

 

 

Scène V

 

DUCHEMIN, seul

 

Enfin, cette fois je suis en veine. Tout me dit que je vais sortir de la deuxième classe des référendaires et que mon étoile m’appelle à la première. Hier, à Paris, muni des meilleures recommandations, je me présente chez M. de Vernant, secrétaire intime du nouveau ministre, rue de Richelieu, hôtel des Princes, où il était descendu : j’apprends qu’il est à la campagne ; mais quelle campagne ? Épernay ! Épernay, mon pays natal ! car je suis Champenois, sans que ça paraisse. Le fait est que ça ne paraît pas du tout. Il est donc ici ! je ne puis le manquer ; et pour que tout le monde lui parle de moi, je vais donner un grand dîner : c’est cela ! « Comment ! se dira-t-il à part lui, ce monsieur qui sollicite, est ce même amphitryon, ce riche, cet estimable propriétaire ! » Et comme il sera prouvé que je n’ai besoin de rien, j’obtiendrai tout ! je n’en demande pas davantage. Mais voici ma femme.

 

 

Scène VI

 

DUCHEMIN, MADAME DUCHEMIN

 

MADAME DUCHEMIN.

Vous ici, mon ami ? quelle aimable surprise !

DUCHEMIN, avec amabilité.

Chère Adèle, elle n’est pas telle que je le voulais !

Air de Julie.

Lorsqu’arrivant dans ma demeure,
On est venu m’annoncer ton sommeil,
J’ai bien recommandé sur l’heure
De ne pas hâter ton réveil...
Je voulais qu’il fût mon ouvrage,
Et toi-même en te réveillant,
Tu m’ôtes le plaisir charmant
De te surprendre davantage.

À part, lui baisant la main.

Il n’y a que moi pour dire de ces choses-là !

MADAME DUCHEMIN.

Quel motif vous a donc ramené si vite ?

DUCHEMIN.

Quel motif ? le besoin de te revoir ! Paris est si ennuyeux, si maussade, depuis ton départ !

MADAME DUCHEMIN.

Que vous me rendez heureuse ! Il est donc bien vrai, mon ami, que tous vos rêves d’ambition sont dissipés, et qu’enfin vous voulez bien vous contenter de vingt mille francs de rente et d’une femme qui vous aime ?

DUCHEMIN, vivement.

Si je m’en contente ? mais c’est deux fois plus qu’il n’en faut ! Passer sa vie auprès de toi, peut-on désirer une plus belle place ?

MADAME DUCHEMIN, avec joie.

Que vous êtes aimable !

DUCHEMIN, avec feu.

Loin de moi ces hochets de la folie ! les honneurs et tout ce tourbillon qu’on appelle le monde, je n’y pense plus !

MADAME DUCHEMIN.

Ah ! vous avez bien raison !

DUCHEMIN.

Et pour lui faire mes adieux, je veux aujourd’hui même donner un grand dîner !

MADAME DUCHEMIN.

Un grand dîner ?

DUCHEMIN.

Où j’inviterai toute la ville... c’est-à-dire ce qu’elle renferme de mieux.

MADAME DUCHEMIN, stupéfaite.

Que dites-vous ?

DUCHEMIN.

On t’a fait beaucoup de politesses, je le sais... je dois les rendre ; et comme c’est une corvée, il faut s’en débarrasser d’un seul coup, en masse.

MADAME DUCHEMIN.

Mais, mon ami, réfléchissez donc !

DUCHEMIN.

Non, non, ma bonne amie. Oh ! je vois bien que la solitude vous effraye déjà ; mais, moi, j’y tiens !

Se frappant la tête.

J’ai mis là que je dirais adieu au monde... je le lui dirai.

MADAME DUCHEMIN, soupirant.

Ah ! mon ami !

Air nouveau de M. Massé.

L’objet dont on est amoureux,
Par dépit souvent on le fronde ;
Et, si vous voulez fuir le monde,
Vers lui ne portez plus les yeux.
Car il est comme une maîtresse
Dont vous maudiriez le pouvoir...
Vous lui dites adieu sans cesse,
Et cela veut dire : Au revoir.

DUCHEMIN.

Comment ! vous me soupçonnez ! vous pouvez croire !... Ah ! pour qui me prenez-vous ? Moi, sacrifier encore mon repos pour une chimère ! car il y a dix ans que la place de référendaire de première classe n’est pour moi qu’une chimère... oh ! certes, pas si fou !

Prenant la main de sa femme et la caressant.

Il est si doux de rester dans les limites de son petit royaume, de ne pas sortir de chez soi !

Allant prendre son chapeau.

Adieu, ma bonne amie !

MADAME DUCHEMIN.

Eh bien ! vous me quittez ?

DUCHEMIN.

Te quitter, moi, non pas.

Tirant sa montre.

Ah ! mon Dieu ! neuf heures !

À part.

Si M. de Vernant allait être déjà sorti ! les gens en place dorment si peu par le temps qui court !

MADAME DUCHEMIN.

Mais, mon ami, je ne vous comprends plus !

DUCHEMIN.

C’est pourtant bien clair. N’oublions pas surtout que nous avons affaire à des appétits de province. Repas pour trente personnes et quinze couverts.

Il sort, puis revient.

Pour trente personnes et quinze couverts.

 

 

Scène VII

 

MADAME DUCHEMIN, seule

 

Il me quitte pour faire ses invitations, pour amener chez lui une foule d’étrangers, d’indifférents. S’il savait que, pendant son absence, un jeune homme s’est attaché à mes pas, que je le rencontre partout, à la promenade, dans le monde, à l’église même...

Air.

Comment éviter tour à tour
Et ses regards et son amour ?
Suis-je attentive et recueillie
Cherchant la paix dans les saints lieux,
Il m’y suit encore, et des yeux
M’adressant un hommage impie,
On dirait que c’est moi qu’il prie...
Ses vœux sont à peine à l’autel,
Et lorsque d’une âme chrétienne
Chacun, au moment solennel,
Invoque la bonté du ciel...
Il a l’air d’implorer la mienne...
Comment éviter tour à tour
Et ses regards et son amour ?

 

 

Scène VIII

 

MADAME DUCHEMIN, BROUSSAILLES

 

BROUSSAILLES, entrant, à part.

Bon ! elle est sortie du gite ! v’là le moment !

MADAME DUCHEMIN, se retournant.

Qu’est-ce ?

BROUSSAILLES, s’avançant doucement.

C’est moi, Pierre.

MADAME DUCHEMIN, souriant.

Ah ! oui, Broussailles.

BROUSSAILLES.

Comme dit M. Francis.

MADAME DUCHEMIN, avec douceur.

Eh bien que me voulez-vous, mon ami ?

BROUSSAILLES, à part.

Son ami ! comme c’est doux, une voix de madame !

Haut.

Madame, je viens pour que vous me tiriez d’embarras.

MADAME DUCHEMIN.

Très volontiers, si je le puis !

BROUSSAILLES.

Oui, madame, vous le puivez.

À part.

Pour parler comme elle !

Haut.

C’est donc pour vous dire, madame, que je viens vous prier de me dire s’il a un permis... ou si...

MADAME DUCHEMIN, étonnée.

Qui ça ?

BROUSSAILLES.

C’est juste ! Qui ça ? eh bien ! ce grand jeune homme que le petit beau-frère de monsieur votre mari promène partout sur vos propriétés.

MADAME DUCHEMIN, vivement.

Encore lui !

BROUSSAILLES.

Lui-même ! et je voudrais savoir...

MADAME DUCHEMIN, avec humeur.

Que venez-vous me demander ?

BROUSSAILLES, à part.

Oh ! ce n’est plus si doux !

MADAME DUCHEMIN.

Est-ce que je le sais ?

Vivement.

Qu’on prenne le plaisir de la chasse, de la promenade, dans les bois, dans la plaine, aux environs, que m’importe ? Dois-je m’inquiéter ? est-ce que ça me regarde ?

BROUSSAILLES, à part.

Et de trois !

MADAME DUCHEMIN.

Ce sont les affaires de mon mari.

BROUSSAILLES.

C’est encore juste ; mais, en l’absence du mari...

MADAME DUCHEMIN, vivement.

Il est ici.

BROUSSAILLES.

Ah !

MADAME DUCHEMIN.

C’est à lui que vous devez vous adresser.

BROUSSAILLES, faisant l’entendu.

Certainement que... je m’adresserai à lui... car, puisque c’est lui... Par exemple ! il ne me manquerait plus que... ah ! c’est pour le coup que... mais il est impossible que... tout à fait impossible ! C’est que, voyez-vous, madame, il n’y va ni plus ni moins que de tout le gibier de M. Duchemin ! il fait rafle sur tout ! Oh ! oh ! c’est un gaillard, et un fier gaillard !

MADAME DUCHEMIN, à part.

Toujours ce jeune homme !

BROUSSAILLES, continuant.

Un jarret et un coup d’œil !

MADAME DUCHEMIN.

Allez trouver M. Duchemin.

BROUSSAILLES.

Oui, madame ; et j’vas endosser l’uniforme, afin de paraître devant lui avec le ton et la tenue analogues.

En sortant.

Pardon, madame, de vous avoir amusée un instant.

MADAME DUCHEMIN, après qu’il est parti.

Jusqu’à mon garde-chasse qui vient me parler de lui, et qui, à sa manière, me fait son éloge... et cela toujours par la faute de mon frère... de Francis qui, sans réfléchir, le conduit partout ! Je tremblais à chaque instant qu’il ne me le présentât... mais à présent je suis rassurée... mon mari est près de moi.

 

 

Scène IX

 

MADAME DUCHEMIN, FRANCIS, VERNANT

 

FRANCIS, à Vernant, qui est encore dans la coulisse.

Entre donc, mon ami, entre donc...

Vernant paraît.

Tiens, justement voici ma sœur.

MADAME DUCHEMIN, à part.

Ciel ! c’est lui !

FRANCIS.

Ma bonne Adèle, voici notre voisin, monsieur de Vernant, que je te présente...

MADAME DUCHEMIN, embarrassée, lui rendant son salut.

Monsieur...

À part.

Ah ! mon Dieu ! j’étais loin de m’attendre...

FRANCIS.

Tu es surprise, n’est-ce pas ? Il y a longtemps qu’il voulait venir. J’avais beau lui répéter que tu le recevrais avec plaisir, il n’osait pas... mais j’ai été plus fort que lui...

VERNANT.

Il a raison. Pour les choses que l’on désire, on est plus faible qu’un enfant... Pardon, madame, mille fois pardon de m’être ainsi laissé amener devant vous... mais j’avoue qu’en vous voyant je ne puis m’en repentir.

FRANCIS.

T’en repentir ! il ne manquerait plus que ça.

MADAME DUCHEMIN, avec douceur et embarras.

Vous êtes un enfant...

À Vernant, avec aisance.

Je suis charmée, monsieur, d’avoir cette occasion de vous remercier de vos bontés pour mon frère...

VERNANT, la regardant.

Que dites-vous, madame ? des bontés... Ce cher Francis... l’aimable enfant ! Je ne crois pas encore avoir éprouvé une amitié si vive.

MADAME DUCHEMIN, à part.

Toujours en me regardant...

Haut.

Quoi que vous en disiez, monsieur... une pareille intimité... malgré la disproportion d’âge... Francis vous doit beaucoup...

FRANCIS.

Comment ? je lui dois beaucoup... je ne lui dois rien du tout... s’il m’aime, je l’aime aussi... mon amitié vaut bien la sienne, nous sommes quittes...

Prenant Vernant par la main.

Il serait mon frère que je ne l’aimerais pas davantage, et je gage que tu ne devines pas pourquoi !

MADAME DUCHEMIN.

Parce que monsieur a beaucoup de complaisances pour toi.

FRANCIS.

Du tout.

VERNANT, à part.

Que va-t-il dire ?

FRANCIS.

C’est parce qu’il me parle toujours de ma sœur quand nous sommes seuls.

VERNANT, à part.

Diable d’étourdi...

FRANCIS.

Ce matin encore, à la chasse, il me demandait si j’avais eu soin de ne pas te réveiller en sortant de si bonne heure ; et là-dessus, il m’a dit que j’étais bien heureux d’avoir une sœur si bonne, si jolie... qu’à ma place, il ne croirait pas pouvoir l’aimer assez.

MADAME DUCHEMIN.

Francis...

VERNANT, vivement, quoique avec embarras.

Moi, j’ai dit cela ?

FRANCIS.

Oui, tu l’as dit.

VERNANT, à part.

Eh bien ! tant mieux, nous verrons l’effet que ça produira.

MADAME DUCHEMIN.

Je croyais, Francis, vous avoir déjà prié plusieurs fois de ne pas me mêler à vos conversations d’enfant et de vous contenter de courir et de vous amuser.

VERNANT, vivement.

Madame a raison, mon ami...

Avec intention.

J’avouerai que je t’ai dit tout ce que tu viens de répéter... mais je ne t’avais pas autorisé à le redire.

À part.

Je ne la crois pas trop fâchée.

FRANCIS.

Allons, voilà que vous me grondez tous les deux... vraiment, ma sœur, je ne sais pas pourquoi tu trouves mauvais qu’on fasse ton éloge. Hier encore, n’as-tu pas fait le sien, toi ? Ne m’as-tu pas dit qu’il paraissait fort aimable ?

MADAME DUCHEMIN.

Encore une fois, Francis...

VERNANT, avec intention.

Ah ! Francis... il faut que je te gronde, ce n’est pas bien de mentir.

FRANCIS.

Moi, je mens !...

VERNANT.

Oui, ou tu te trompes pour le moins... mais soyez tranquille, madame, je ne le crois pas...

À part.

Il ne m’en avait encore rien dit.

Haut.

Comment supposer en effet, madame ?...

MADAME DUCHEMIN, vivement.

Pardon, monsieur, je regrette de vous quitter si vite...

VERNANT.

Eh quoi ! madame...

MADAME DUCHEMIN.

Mais je me dois aux soins que réclame le retour de mon mari.

Elle le salue et sort.

 

 

Scène X

 

VERNANT, FRANCIS

 

VERNANT, à part.

Le retour de son mari... ah ! n’importe, j’ai bon espoir...

Haut.

Mon cher Francis, tu me vois ravi... transporté...

FRANCIS.

Et de quoi ?

VERNANT.

Mais de l’accueil de ta sœur !

FRANCIS.

Eh bien ! il est joli !... tu n’es pas difficile... je ne lui ai jamais vu tant de froideur ; et ce qui m’étonne, c’est qu’elle a toujours très bien reçu tous les camarades que je lui ai amenés... il n’y a que toi... et pourtant tu es le plus grand ; j’en suis encore tout furieux.

VERNANT.

Ce bon petit Francis... et dis-moi, elle t’a donc dit ça vraiment ?

FRANCIS.

Quoi ?

VERNANT.

Que je lui paraissais aimable ?

FRANCIS.

Certainement, je m’en souviens bien...

VERNANT, transporté.

Ah ! cette assurance me cause une joie, un bonheur... c’est que, vois-tu, Francis, quand on aime tant un frère qui a une sœur si jeune, si jolie, on tient à ce qu’elle ait de nous une idée, une opinion... à tel point que tous nos vœux, notre unique espérance... car l’amitié que l’on a pour le frère... ah ! tu dois sentir ça, toi...

FRANCIS.

Oh oui, je le sens... et je suis bien heureux d’être aimé ainsi.

VERNANT.

Ah çà et son mari ?

FRANCIS, riant.

Mon beau-frère ? Eh bien ! il est ici depuis ce matin.

VERNANT.

Il a du mérite ?

FRANCIS.

Eh ! non, non ; il a cinquante ans, voilà tout.

VERNANT.

Il est aimable au moins ?

FRANCIS.

Il me gronde toujours...

VERNANT.

De la tournure... l’air distingué ?

FRANCIS.

Je t’en fiche !... vieille France, rococo... c’est un gros... qui a une figure... des jambes et des yeux...

VERNANT.

Enfin, ta sœur est heureuse avec lui ?

FRANCIS.

Ah ! ça, oui, il n’est presque jamais avec elle.

VERNANT, à part.

Ça me rassure... et je n’ai plus qu’à songer aux moyens de la revoir... sans témoins.

FRANCIS.

À quoi penses-tu donc ?

VERNANT.

À la propriété de ton beau-frère... jolie maison... parc superbe... Qu’est-ce que c’est que ce petit pavillon qui est là-bas, au bout du jardin ?

FRANCIS.

Et qui a une petite porte de sortie sur la campagne, presque en face de ta maison ?

VERNANT.

Justement.

FRANCIS.

C’est le cabinet de travail de ma sœur...

VERNANT, à part.

Je ne m’étais pas trompé.

Haut.

Ah ! c’est son cabinet de travail ?

FRANCIS.

C’est là que tous les jours elle va seule se livrer au dessin, à la musique, à l’étude, pendant une partie de l’après midi... souvent jusqu’à la brune...

VERNANT, à part.

Merci.

FRANCIS.

Et tu ne sais pas ? Comme tu arrives toujours trop tard au rendez-vous que je te donne ici pour aller à la chasse, il m’est venu une idée...

VERNANT.

Laquelle donc ?

FRANCIS.

Tu es obligé de faire un long détour à cause de notre parc.

VERNANT, vivement.

Eh bien ?

FRANCIS.

Eh bien ! j’ai pensé à t’apporter pour demain la clef du pavillon dont tu parlais tout à l’heure, et qui se trouve tout près de chez toi.

VERNANT.

Tu vas au-devant de mes désirs... je n’osais pas te la demander.

À part.

Je pourrai donc lui parler seul aujourd’hui même.

Haut.

Un cadeau en vaut un autre...

Il lui présente un portefeuille élégant.

FRANCIS, prenant le portefeuille et oubliant de lui donner la clef.

Ah ! les jolies tablettes ! je les montrerai à ma sœur.

VERNANT.

Oui... elle verra, d’après ce qu’elles contiennent, ce qu’elle doit penser de notre amitié...

FRANCIS, vivement.

Elles contiennent donc quelque chose ?

Il va pour ouvrir les tablettes.

MARIE, en dehors.

Francis ! Francis !

FRANCIS.

Ah ! pardon... c’est Marie, ma cousine, qui m’appelle pour la tourterelle que je lui ai promise, et que j’ai dans ma poche... je cours la lui faire remettre par notre domestique... et pour cause.

VERNANT, l’arrêtant.

Eh bien eh bien ! et la clef ?

FRANCIS.

Ah ! je n’y songeais plus...

Air de Préville et Taconnet.

Prends cette clef, et quand je te la donne,
Quoique plus jeune et bien moins grand ici,
Je l’avouerai, je pense que personne
Ne saurait mieux se montrer ton ami.

VERNANT.

Mon cher Francis, vrai... je le pense aussi...
Qu’en ce moment tu m’épargnes de peine,
Pour arriver où je veux... oui ma foi...
Nul n’aurait pu m’obliger mieux que toi ;
Et bien souvent, comme a dit La Fontaine,
On a besoin d’un plus petit que soi.

FRANCIS, gaiement.

La Fontaine a joliment raison... Cher ami, au revoir ; n’oublie pas de te servir de la clef.

Il sort.

VERNANT, seul.

Certainement, je m’en servirai.

Duchemin paraît dans le fond.

DUCHEMIN, à la cantonade.

Eh ! Pierre Broussailles ! Pierre Broussailles !

VERNANT.

Qui est-ce qui vient là ? Diable, si c’était le mari... nous ferons connaissance une autre fois... ce n’est pas lui que je cherche.

Il court pour sortir et se rencontre, à la porte, nez à nez avec M. Duchemin. Ils se saluent réciproquement.

Entrez donc, monsieur, je vous en prie.

DUCHEMIN, à la porte.

Après vous, monsieur, après vous.

VERNANT, à part.

Oh oui, ça doit être le mari...

Passant et saluant.

Pour vous être agréable.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

DUCHEMIN, puis BROUSSAILLES

 

DUCHEMIN, seul.

Quel est donc ce monsieur ? J’ai oublié de le lui demander. Je n’ai dans la tête que M. de Vernant, il n’était pas chez lui... maudit homme... Mais, voyez un peu si mon garde-chasse arrivera...

Se tournant vers la porte et appelant.

Pierre Broussailles ! Pierre Broussailles !

BROUSSAILLES, entrant.

J’accours, monsieur... j’accours ventre à terre.

Finissant de boutonner son habit.

J’en étais à la dernière manche.

DUCHEMIN.

Ah ! oui, ton nouvel uniforme ! grande tenue... rien n’y manque.

BROUSSAILLES.

Non, monsieur, rien n’y manque... ah si ! mon mouchoir... bah ! c’est égal.

Il s’essuie le nez sur sa manche.

DUCHEMIN.

Eh bien ! manant, avec ton habit neuf !

BROUSSAILLES.

Excusez l’habitude... le drap est d’une douceur... c’est un vrai satin.

Il se remouche sur sa manche.

DUCHEMIN.

Écoute.

BROUSSAILLES.

Oui, monsieur.

À part.

Comment savoir ?...

DUCHEMIN.

Écoute donc.

BROUSSAILLES.

Je suis tout oreilles.

DUCHEMIN.

As-tu porté du gibier à la cuisine ?

BROUSSAILLES, avec importance.

Du gibier ?

DUCHEMIN.

Il y a un grand dîner ici.

BROUSSAILLES, de même.

Un gala ?

DUCHEMIN.

Combien de lièvres, de lapins...

BROUSSAILLES.

Des lièvres... des lapins ? tout ça court encore.

DUCHEMIN.

Nous n’aurons pas même du lapin ?

BROUSSAILLES.

On me demande du lapin... on veut que je tue du lapin... avec un habit vert et un gilet rouge... les gueusards... sitôt qu’ils me voient, d’un bout du bois à l’autre, ils disent : Tiens... v’là ce chien de Broussailles avec son gilet rouge ; et puis est-ce que je suis encore garde-chasse ?

DUCHEMIN.

Et pourquoi donc reçois-tu de l’argent ?

BROUSSAILLES.

Parce que ça me fait plaisir... v’là tout, mais je me dis : faut un garde-chasse pour les braconniers. Quand on donne des permis à tout le monde, il n’y a plus de braconniers. Il ne doit plus y avoir de garde-chasse, et je ne suis plus garde-chasse.

DUCHEMIN, vivement.

Que viens-tu me chanter là ? qui est-ce qui est braconnier, ici ? Et qui est-ce qui a un permis ?

BROUSSAILLES.

Qui ?... hé ! pardine, ce chasseur déterminé, qui semble avoir pris vos terres en affection depuis une quinzaine... comme qui dirait depuis qu’ madame est arrivée ici.

DUCHEMIN.

En présence de la propriétaire... quelle audace !

BROUSSAILLES.

C’est ce que je me suis dit... quelle audace !... aussi j’ai bien vu tout de suite qu’il avait un permis.

DUCHEMIN.

Allons, il ne sortira pas de son permis ; et tu le lui as demandé, alors ?

BROUSSAILLES.

Moi ?... à quelqu’un qui attend que je sois là... pour chasser sous mes yeux, et dans les meilleurs endroits ?

DUCHEMIN.

Dans les meilleurs endroits ?

BROUSSAILLES.

Jusque dans le fourré qui est sous les fenêtres de madame, et qu’ vous appelez votre réserve... et je lui aurais demandé ? Ah ! bien oui ! pas si bête... si celui-là n’avait pas d’ permis... par exemple...

DUCHEMIN, furieux.

Eh ! non, il n’en avait pas.

BROUSSAILLES, stupéfait.

Pas de permis ?

DUCHEMIN.

Puisque je n’en ai pas encore donné un seul pour cette année... imbécile !

BROUSSAILLES.

Imbécile ; v’là le mot lâché... Ah ! monsieur Duchemin, vous m’ôtez mon erreur.

Air : Vaudeville des Enragés.

Sans aucun droit, quoi ! chasser sur vos terres,
Et sous vot’ nez prendre votre gibier !
Mais à présent ce sont là les manières
Que l’on se fait un plaisir d’employer.
Le mond’ n’est plus qu’un vaste braconnage,
On n’ connaît qu’ça... les grands comm’ les petits ;
Dans chaque état... comme dans le mariage,
On s’ permet tout... sans avoir de permis.

DUCHEMIN.

Et chassait-il toujours seul ?

BROUSSAILLES.

Non pas... C’ qui m’a abusé encore davantage, c’est que je l’ai vu plusieurs fois en compagnie d’ monsieur Francis.

DUCHEMIN, vivement.

Francis !... Francis... c’est ce petit vaurien...

BROUSSAILLES, voyant accourir Francis.

Demandez-lui plutôt.

 

 

Scène XII

 

DUCHEMIN, BROUSSAILLES, FRANCIS

 

FRANCIS, frappant sur l’épaule de Broussailles.

Eh bien, Broussailles, et le permis ?

DUCHEMIN.

C’est donc vous, monsieur, qui amenez des étrangers chasser sur mes propriétés ? qui ravagez mes guérets, dévastez ma garenne ?... il ne vous manque plus que de dépeupler mes étangs !

FRANCIS.

Ah ! mon Dieu ! quel déluge de reproches !... et qu’est-ce que ça vous fait votre garenne, puisque vous ne chassez plus ? et vos étangs, puisque vous ne pêchez plus ?

DUCHEMIN.

Je ne chasse plus, je ne pêche plus... voyez-vous l’impertinent !

BROUSSAILLES.

Oui, je le vois.

DUCHEMIN, en colère.

Je fais ce que je veux, monsieur... et, puisque vous le prenez sur ce ton-là, je prétends que nul chasseur ne mette le pied sur mes terres.

BROUSSAILLES, se frottant les mains.

C’est ça, plus de permis.

DUCHEMIN.

Et j’ordonne à Pierre de verbaliser contre tout braconnier, quel qu’il soit, accompagné ou non de monsieur mon beau-frère.

BROUSSAILLES.

Y aura donc encore des gardes-chasse.

FRANCIS, en colère.

Et moi, je le lui défends ; je me révolte à la fin, et s’il s’avise jamais de faire un procès-verbal contre M. de Vernant...

DUCHEMIN, stupéfait.

Hein ? contre qui dis-tu ?

FRANCIS, appuyant.

Oui... contre mon ami Henri de Vernant.

DUCHEMIN, à part.

M. de Vernant... mon protecteur... son ami... je n’en reviens plus... l’ami d’un écolier... Quelle école j’allais faire là !

Haut, le cajolant.

Ah ! tu connais M. de Vernant ?

FRANCIS.

Tiens, si je le connais, nous nous tutoyons.

DUCHEMIN.

Ils se tutoient.

BROUSSAILLES, regardant la pendule.

C’est égal, nous sommes encore dans les vingt-quatre heures. Je cours faire le procès-verbal au délinquant.

DUCHEMIN, vivement.

Un moment... un moment donc... ce bon petit Francis... c’est très bien, mon enfant, d’avoir du caractère... de soutenir ses amis... Tu as dignement répondu à mon épreuve.

FRANCIS.

C’est que je ne suis plus un enfant.

DUCHEMIN.

Peste, je le vois bien... quand on est en rhétorique...

FRANCIS.

Eh ! non... je ne suis qu’en troisième.

DUCHEMIN.

Ah ! je croyais...

À part.

Où diable l’amitié d’un secrétaire intime va-t-elle se nicher ?

À Pierre, d’un ton sévère.

Monsieur Pierre !

BROUSSAILLES, saluant, à part.

Il va me dire aussi quelque chose d’agréable.

DUCHEMIN.

Vous êtes un malhonnête.

BROUSSAILLES, à part.

V’là les deux mots lâchés.

DUCHEMIN.

Un butor qui ne demandez que plaies et bosses.

BROUSSAILLES, le regardant.

Par exemple !

DUCHEMIN.

Qui ne songez qu’à verbaliser, et qui voyez des braconniers partout.

BROUSSAILLES.

Moi, monsieur ; mais puisqu’au contraire vous disiez...

DUCHEMIN.

Paix !... quand vous rencontrerez M. de Vernant sur ma propriété, je vous intime l’ordre d’ôter votre chapeau... ôtez donc votre chapeau ! et de lui indiquer les endroits où il trouvera le gibier.

BROUSSAILLES, à part.

Il avait donc un permis à présent ?

FRANCIS, avec joie.

Entends-tu, Broussailles ? les bons endroits.

BROUSSAILLES.

Pardine, allez ; il les trouvera ben sans moi.

DUCHEMIN.

Maintenant, mon cher Francis, j’ai bien quelques petits reproches à te faire... Comment, tu sais que nous sommes toujours ravis, enchantés de recevoir tes amis...

FRANCIS.

Oh ! toujours...

DUCHEMIN.

Et tu ne nous as pas encore amené M. de Vernant ?

FRANCIS.

C’est déjà fait ; ce matin, je l’ai présenté à ma sœur.

DUCHEMIN.

En vérité... et sais-tu si elle l’a invité ?

FRANCIS.

À quoi ?

DUCHEMIN.

Eh bien au dîner que je donne aujourd’hui même à nos voisins.

FRANCIS.

Ah ! bien, oui, elle ne l’a pas même engagé à revenir.

DUCHEMIN.

Là, j’en étais sûr... j’ai un guignon... Il y a des devoirs de société que ma femme ne veut pas absolument comprendre... c’était bien le moins pour l’amitié qu’il portait à ce charmant jeune homme.

FRANCIS.

Certainement.

DUCHEMIN.

Je vais lui écrire.

FRANCIS, vivement.

Oh ! la bonne idée ! la bonne idée !

DUCHEMIN, se mettant à écrire.

Oui, il m’en passe quelquefois comme cela par la tête qui ne sont pas mal.

Écrivant.

À merveille !... Ah ! M. de Vernant est déjà venu chez moi ; il a vu ma femme ; raison de plus pour qu’il y revienne.

FRANCIS, sautant de joie.

Oh ! que vous êtes gentil aujourd’hui !

DUCHEMIN, se levant, à Pierre.

Tiens, porte vite cette invitation à M. de Vernant, et reviens tout de suite.

BROUSSAILLES, prend la lettre et va pour sortir.

Oui, monsieur, j’y cours.

Revenant.

Ainsi, c’est bien convenu ; vous consentez à ce qu’il chasse sur vos terres ?

DUCHEMIN, le poussant par les épaules.

Eh oui, imbécile.

BROUSSAILLES, à part, montrant la lettre.

Je savais bien qu’il devait avoir un permis... décidément, il a un permis.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

DUCHEMIN, FRANCIS, puis MADAME DUCHEMIN

 

DUCHEMIN, allant au-devant de sa femme.

Ah ! ma chère Adèle, c’est toi... je t’annonce un convive de plus, un ami intime de notre cher Francis.

FRANCIS, avec assurance.

Oui, M. de Vernant.

MADAME DUCHEMIN, stupéfaite.

M. de Vernant !

À Francis.

Comment, monsieur, au moment où je venais de vous reprocher d’avoir introduit chez moi... sans permission... étourdiment... une personne... j’apprends que vous avez encore poussé l’indiscrétion jusqu’à l’inviter à dîner !

DUCHEMIN.

Qu’est-ce que tu dis donc ? mais ce n’est pas Francis qui l’a invité, c’est moi.

MADAME DUCHEMIN.

Vous, monsieur ?

DUCHEMIN.

Certainement... moi-même ! mais cette invitation a l’air de te contrarier... oh ! rassure-toi... c’est l’homme le plus aimable...

FRANCIS, appuyant.

Oui, le plus aimable...

Madame Duchemin jette un regard sévère sur Francis.

DUCHEMIN, continuant.

Eh ! tu l’as vu ce matin ; tu peux en juger mieux que moi... je ne serais pas fâché de faire sa connaissance, il est de ces gens avec lesquels il y a toujours à gagner.

FRANCIS.

Oui, toujours ; et la preuve, voilà ce qu’il vient de me donner tout à l’heure.

Il montre le souvenir.

DUCHEMIN, le prenant.

Tiens... mais c’est un fort joli petit souvenir.

Il le feuillette.

Un calendrier... l’indication des monuments et de toutes les rues de Paris ; tu ne peux pas t’égarer avec ça... Que vois-je ? des vers au crayon...

FRANCIS.

C’est pour moi qu’il les a faits, en l’honneur de notre amitié.

DUCHEMIN.

Ça doit être fort intéressant.

Il s’apprête à lire.

FRANCIS, lui prenant le souvenir.

Ça se chante.

DUCHEMIN.

Ah ! c’est un couplet ?

FRANCIS.

Sur l’air : « Depuis longtemps j’aimais Adèle. »

DUCHEMIN.

Tiens, j’aimais Adèle... Dis donc, ma bonne amie, ton nom.

FRANCIS.

Écoute donc, ma sœur, c’est charmant.

Air : Depuis longtemps, etc.

Pour m’attacher dans cette vie
Par un lien, du temps toujours vainqueur,
Je cherchais une âme embellie
Par l’innocence et la candeur ;
Je ne sais pas si c’est une chimère,
Mais ce trésor si désiré de moi,
Ce bien si doux, ce bonheur que j’espère,
Mon jeune ami, je l’ai vu près de toi.

Pendant ce complet, madame Duchemin par son embarras témoigne qu’elle comprend bien le sens de ces vers.

DUCHEMIN, applaudissant.

Charmant, délicieux ! suave... comme une déclaration d’amour.

Mouvement de madame Duchemin.

FRANCIS.

C’est vrai, qu’il a l’air de bien m’aimer.

DUCHEMIN.

Prodigieusement, mais un poète exagère toujours un peu, surtout s’il est romantique.

FRANCIS.

S’il est romantique ! mieux que ça, moyen âge des pieds à la tête.

DUCHEMIN.

C’est superbe, et il est très flatteur d’inspirer de pareils vers... n’est-ce pas, mon Adèle ?

MADAME DUCHEMIN.

Je ne m’y connais pas.

DUCHEMIN.

Moi, je m’y connais, foi de magistrat, et je te jure qu’ils sont fort jolis.

À part, et remettant le souvenir à Francis.

Ce jeune homme-là doit être un excellent administrateur.

Haut.

Ah çà, ma chère amie, je compte sur ta complaisance pour le bien recevoir.

MADAME DUCHEMIN, vivement.

Est-ce qu’il aurait accepté ?

DUCHEMIN,

Pas encore, puisque Pierre ne fait que de partir à l’instant pour lui porter mon invitation.

MADAME DUCHEMIN.

Une invitation, quand aucune relation ne justifie... mais mon ami, vous n’y songez pas.

DUCHEMIN.

C’est, ma foi, vrai !... si, au lieu de le bien prendre, il allait s’en formaliser. Oui, tu as raison, une invitation écrite à quelqu’un qu’on n’a jamais vu... ça n’a pas le sens commun... Diable ! diable !... je cours chez lui, moi-même, en personne !...

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DUCHEMIN, FRANCIS

 

MADAME DUCHEMIN, revenant sur le devant de la scène, à elle-même.

Il ne m’a pas comprise ; il ne connaît pas M. de Vernant, et c’est celui qu’il met le plus d’empressement à inviter.

FRANCIS, à part.

Elle ne parle pas, c’est qu’elle est bien en colère.

MADAME DUCHEMIN, continuant.

Le dernier que j’eusse voulu recevoir, car je lui en veux maintenant, et beaucoup se servir de cet enfant pour me déclarer...

Elle jette les yeux sur Francis.

FRANCIS, à part.

Elle m’a regard...

MADAME DUCHEMIN, continuant.

Et mon mari qui court le chercher ! il est capable de croire... de supposer... Ô mon Dieu, mon Dieu... comme je suis contrariée ! et tout cela par la faute de ce petit étourdi.

À Francis.

Que faites-vous là, monsieur ? qu’attendez-vous ?

FRANCIS.

J’attends que tu me grondes, ma bonne sœur.

MADAME DUCHEMIN.

Ma bonne sœur ! toujours son air câlin ; il me répète sans cesse qu’il m’aime.

FRANCIS, avec feu.

Oui, je t’aime, et plus que ma vie encore ; et si quelqu’un te faisait de la peine, je le tuerais.

MADAME DUCHEMIN.

Eh bien ! tuez-vous donc, monsieur, car depuis ce matin vous m’en faites beaucoup.

FRANCIS.

Moi !... je te fais de la peine, parce que je t’ai présenté mon ami de Vernant ! est-ce que je pouvais prévoir que le plus aimable de mes amis serait justement celui que tu recevrais le plus mal ?

Mouvement de madame Duchemin.

Ah ! par exemple, tu ne peux pas dire qu’il n’est pas aimable.

MADAME DUCHEMIN, embarrassée.

Eh ! mon Dieu... qui est-ce qui vous dit le contraire ?

FRANCIS.

Mais alors qu’as-tu donc à lui reprocher ?

MADAME DUCHEMIN, avec vivacité.

Eh !... que voulez-vous donc que je lui reproche ? de quel droit ? et que m’importent d’ailleurs ses qualités ou ses défauts ?... ne dirait-on pas que je m’occupe de lui... que je pense à lui ?...

FRANCIS.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ma bonne sœur... comme tu es méchante aujourd’hui !

MADAME DUCHEMIN.

Allez, monsieur, vous me feriez mourir de chagrin... vous êtes insupportable.

 

 

Scène XV

 

MADAME DUCHEMIN, FRANCIS, MARIE

 

MARIE, accourant.

Ah ! ma tante !... vous avez bien raison.

À Francis.

Oui, monsieur, vous êtes insupportable.

FRANCIS.

Vous aussi ?

MARIE.

Je crois bien, je lui demande une tourterelle, et voilà comme on me l’apporte de sa part.

Elle la montre.

Regardez, ma tante, morte...

FRANCIS.

Puisqu’elle n’a pas voulu se laisser prendre autrement, je lui ai lâché un coup de fusil, moi... pour vous faire plaisir.

MARIE.

Pour me faire plaisir... allez, il faut que vous soyez bien cruel... bien sauvage !

MADAME DUCHEMIN.

Oh ! ce n’est encore rien, auprès de ce qu’il m’a fait.

MARIE.

Qu’est-ce donc ?

MADAME DUCHEMIN.

Imagine-toi, ma bonne amie, qu’il a fait inviter à dîner aujourd’hui, par mon mari, ce jeune homme que nous connaissons si peu.

MARIE.

M. de Vernant ?

MADAME DUCHEMIN.

Lui-même...

MARIE.

Qui me sourit toujours d’un air protecteur, comme si j’étais une petite fille ?

MADAME DUCHEMIN.

Ah ! je n’aurais jamais pensé que vous pussiez me mettre dans un tel embarras.

MARIE, appuyant.

Ah ! monsieur... monsieur... c’est abominable...

FRANCIS.

Abominable... abominable !... expliquez-moi...

MADAME DUCHEMIN.

Eh quoi ! vous ne comprenez pas ?

MARIE.

Eh quoi ! vous ne comprenez pas ?

FRANCIS.

Que voulez-vous que je comprenne ?

Trio du Pendu.

MADAME DUCHEMIN, avec colère et reproche.

Enfant !

MARIE, de même.

Enfant !

MADAME DUCHEMIN.

Enfant !

FRANCIS, étonné.

Enfant !
Mais comment
Suis-je enfant ?
Mais comment ?
(bis.)

MADAME DUCHEMIN et MARIE.

Enfant !

FRANCIS, étonné.

Enfant !

MARIE.

Enfant !

FRANCIS.

Enfant ?
Mais comment ?
(bis.)
Expliquez-moi comment ?
Oui, comment ?...

MADAME DUCHEMIN et MARIE.

Enfant !

FRANCIS, étonné.

Enfant ?
Quelle est donc mon offense ?
Vous me poussez à bout.

MADAME DUCHEMIN.

Voyez votre imprudence,
Comprenez-la surtout...

FRANCIS.

Je ne vois rien du tout.

MADAME DUCHEMIN.

Il ne voit rien du tout !

FRANCIS.

Que vous fait la visite
De mon ami Vernant ?

MARIE.

Quoi ! faire qu’on invite
Votre monsieur Vernant !

FRANCIS, à Marie.

Je ne vois rien.

MARIE, le regardant.

Eh quoi ! si grand !

FRANCIS, à madame Duchemin.

Je ne vois rien.

MADAME DUCHEMIN.

C’est désolant !

FRANCIS.

Dites-moi donc...

MARIE, regardant Francis avec pitié.

Est-ce innocent !

FRANCIS, frappant du pied.

Mais c’est damnant !

MADAME DUCHEMIN et MARIE.

Enfant ! (ter.)

FRANCIS.

Enfant ?
Mais comment
Suis-je enfant ?
Mais comment ?
(bis.)

MADAME DUCHEMIN.

Enfant !

FRANCIS.

Enfant !

MARIE.

Enfant !

FRANCIS.

Enfant ?
Mais comment ?
(bis.)
Dites-moi donc comment ? (bis.)
Oui, comment ?

MADAME DUCHEMIN et MARIE.

Enfant !

FRANCIS, stupéfait.

Enfant !

Madame Duchemin sort avec dépit et colère, et Francis reste tout étonné en la regardant sortir.

 

 

Scène XVI

 

FRANCIS, MARIE

 

FRANCIS.

Enfant ! enfant !... tu comprends donc, toi, Marie ?...

MARIE.

Pardi... c’est bien difficile.

FRANCIS.

Eh bien moi, je donne ma langue aux chiens... c’est de l’hébreu... et je n’apprends que le latin et le grec !...

MARIE.

Mon Dieu !... que ces petits garçons ont peu d’intelligence !... vous verrez qu’il faudra que ce soit moi... Comment, vous ne voulez pas voir que votre M. de Vernant se moque de vous... et qu’il ne vous aime pas ?

FRANCIS.

Ça n’est pas vrai... et quand il ne m’aimerait pas... quand il se moquerait de moi... qu’est-ce que cela peut faire à ma sœur ?

MARIE.

Oh ! quelle patience !... Allons, approchez-vous... et suivez-moi bien, car, vraiment, vous me faites pitié.

FRANCIS.

J’y suis... mais sois plus claire que ma sœur.

MARIE.

Oh ! j’emploierai une figure si naturelle, que si vous n’y voyez pas, vous y mettrez de la mauvaise volonté.

FRANCIS.

Je ne perds pas de vue ta figure.

MARIE.

Supposez que vous êtes mon mari, et que vous m’aimez... oh ! mais beaucoup... beaucoup.

FRANCIS.

Tiens, c’est gentil.

MARIE.

Ce n’est qu’une supposition... J’ai un frère, moi... un jeune frère... bien étourdi... bien... comme vous...

FRANCIS.

J’entends ça.

MARIE.

Un beau jeune homme me rencontre, me trouve belle... c’est toujours une supposition... mais il ne me connaît pas, il ne connait pas mon mari... lorsqu’il rencontre aussi, courant, galopant dans la campagne... mon écolier de frère. Avec un enfant, on ne se gêne pas... il fait bien vite connaissance, lui montre une grande amitié... et voilà mon petit nigaud qui s’empresse d’amener son prétendu ami chez sa sœur, et de le faire inviter par le mari...

FRANCIS.

Eh bien ?...

MARIE.

Eh bien, le beau jeune homme ne voulait pas autre chose... Il vient chez moi, me fait la cour, me compromet vis-à-vis de mon mari que j’aime... se bat peut-être avec lui... que sais-je, moi ? il le tue...

FRANCIS, vivement.

Ah ! tais-toi, tais-toi, Marie ! j’étouffe de honte, de chagrin, de colère !... Ah ! M. de Vernant m’a cru assez bête...

MARIE.

Il paraît qu’il n’avait pas grand tort.

FRANCIS.

Pas de doute, il voulait se jouer de moi... insulter ma sœur... car il a beau feindre, se cacher, je vois tout... je devine tout, Marie...

MARIE.

Bon !... il devine à présent.

FRANCIS.

Ses prévenances, son amitié pour moi, tout cela n’était qu’un jeu, vois-tu, c’était de l’amour pour ma sœur... oui, de l’amour, sois-en bien persuadée... je m’y connais... oh ! je m’en vengerai !

MARIE.

Allons, n’allez-vous pas encore faire d’autres sottises ?

FRANCIS.

Du tout, du tout, ça se passera tranquillement... il faut seulement que je le voie, que je lui parle, que nous battions, que je le tue... et puis après, nous verrons. Adieu, Marie.

MARIE.

Mais écoutez donc.

FRANCIS.

Non, non, je vais tout de suite...

Apercevant M. Duchemin.

Ah ! mon beau-frère... silence, pas un mot devant lui.

 

 

Scène XVII

 

FRANCIS, MARIE, DUCHEMIN

 

DUCHEMIN, tout essoufflé et en désordre.

Ouf ! je n’en puis plus, je suis moulu, disloqué, rompu !

Il se jette dans un fauteuil.

MARIE, allant à lui.

Oh ! mon Dieu, mon oncle, qu’avez-vous donc ?

FRANCIS, de même.

Que vous est-il arrivé ?

DUCHEMIN.

Ce n’est rien, ce n’est rien... oh ! la ! la !... Figurez-vous que tout à l’heure, pour aller inviter M. de Vernant, à cause de ce bon petit Francis...

FRANCIS, à part.

Ce pauvre beau-frère !

DUCHEMIN.

Je me fais seller ton cheval, je l’enfourche bravement...

FRANCIS.

Mon cheval ?

DUCHEMIN.

Oui, oui, ton cheval, afin d’arriver plus vite ; d’abord, en commençant, nous étions d’accord ; mais ne voilà-t-il pas que cette maudite bête, autrefois si douce, si patiente, est devenue, sans que j’en sache rien, d’une vivacité... c’est un véritable cabri... au point que malgré mes efforts pour la retenir, à chaque instant elle voulait franchir les fossés et les barrières, tout ce qui se trouvait devant elle !

FRANCIS.

Comme avec moi, depuis qu’elle va avec le jeune cheval de Vernant.

MARIE, bas, à Francis.

Voilà ce que c’est que la mauvaise compagnie.

DUCHEMIN.

Un dernier obstacle se présente...

Air Vaudeville de l’Avare.

C’était au milieu du voyage ;
Pour sauter, je le vois lancé.
Je m’y prépare et prends courage,
En me disant : Je suis pressé,
J’en vais être plus avancé.
Mais quelle surprise est la nôtre...
Tout de mon long je suis laissé,
Juste d’un côté du fossé...
Quand l’animal passe de l’autre.

MARIE.

Quelle imprudence aussi !

FRANCIS.

Vous ne vous êtes rien cassé ?

DUCHEMIN.

Oh ! non, Dieu merci ; mais la séparation a été douloureuse ; un de mes fermiers s’est trouvé là au bon moment, et je l’ai chargé de reconduire à l’écurie cette maudite bête, qui ne sait pas se tenir sous son cavalier.

MARIE.

Et vous avez continué votre route à pied ?

DUCHEMIN.

Oui.

FRANCIS.

Toujours pour aller plus vite.

DUCHEMIN.

Il n’y a pas de comparaison, quand on ne ferait que gagner le temps qu’on perd à se ramasser ; mais j’ai encore joué de malheur, M. de Vernant venait de sortir, et quand je me suis présenté à la petite porte du pavillon au bout du parc, pour abréger mon chemin, quelqu’un qui rentrait me l’a fermée sur le nez... il y a de drôles de chances.

FRANCIS, à part.

C’est Vernant, j’en suis sûr.

DUCHEMIN.

Allons, allons, je vais remettre un peu d’harmonie dans ma toilette... Vous, mes enfants, donnez un coup d’œil au dessert.

FRANCIS.

Par exemple, nous allons d’abord vous reconduire.

MARIE.

Vous... avant tout...

DUCHEMIN.

Sont-ils gentils !

Air : Allons, donnons-nous le bras.

FRANCIS et MARIE.

Allons, prenez notre bras,
Soyez sans peine
Et sans gêne :
Allons, prenez notre bras,
Vous ne tomberez pas.

DUCHEMIN.

Maudit fossé, maudit cheval !
Le coup pouvait m’être fatal.

FRANCIS.

Très fatal !

À part.

Mais j’ai pensé lui faire plus de mal.

Reprise de l’ensemble.

Ils sortent.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME DUCHEMIN, puis VERNANT

 

À peine sont-ils sortis qu’on entend un tremolo à l’orchestre ; bientôt après, madame Duchemin arrive tout effrayée. Le jour baisse un peu.

MADAME DUCHEMIN, comme une personne qu’on aurait poursuivie.

Je croyais que je n’aurais jamais la force d’arriver du pavillon jusqu’ici.

Elle se jette dans un fauteuil.

C’est lui, c’est lui qui est entré quand je travaillais ; mais la clef, la clef, comment l’a-t-il ? qui la lui a donnée ? Ah ! je crains de deviner encore ; cela serait d’une audace... il m’aime donc comme un insensé...

Entendant du bruit et se levant avec frayeur.

On vient...

VERNANT, entrant.

C’est elle.

MADAME DUCHEMIN.

Il est là !

VERNANT.

Oui, madame, je suis là... non pas pour vous effrayer, mais pour vous rassurer, vous servir, vous obéir dans tout ce que vous m’ordonnerez.

MADAME DUCHEMIN.

Retirez-vous, monsieur.

VERNANT.

Pouvez-vous l’exiger ?... Ah ! cet ordre n’est pas sorti de votre cœur, il vient de votre crainte ; songez donc que vous êtes avec celui qui vous aime, qui n’a d’autre volonté que la vôtre.

MADAME DUCHEMIN.

Taisez-vous, monsieur !

VERNANT.

Me taire ! quand pour la première fois je puis vous dire à vous, à vous seule, que je vous aime, que je n’existe que pour vous... oh ! je vous le dirai, je vous le jurerai, vous me croirez, et vous m’aimerez aussi, moi qui suis votre esclave.

MADAME DUCHEMIN, vivement.

Ne l’espérez pas.

VERNANT, avec feu.

Ah ! madame, voyez donc quel est mon amour, mon respect, ma persévérance, depuis votre séjour ici ; partout je suis vos pas, je quête un mot, un geste, un regard ; vous auriez beau m’éviter, je vous rencontrerais toujours ; mais vous-même, je lis dans votre âme, pourriez-vous me fuir ? le voudriez-vous toujours ?... n’en doutez plus, nous devons nous aimer.

MADAME. DUCHEMIN, émue.

Nous aimer...

Revenant à elle.

Y pensez-vous ?... un obstacle invincible...

VERNANT, lui prenant la main.

Et qui pourrait nous séparer ?

 

 

Scène XIX

 

MADAME DUCHEMIN, VERNANT, FRANCIS

 

FRANCIS.

Moi !

VERNANT.

Francis !

MADAME DUCHEMIN.

Mon frère !

Air de la Jeune mère.

FRANCIS.

Oui, c’est moi qui ce matin même
T’ai présenté, je m’en souviens,
Moi qui, dans mon erreur extrême,
Auprès d’elle étais ton soutien,
Et vraiment te servais si bien.
Pour l’exposer, t’aider à la séduire,
C’est moi toujours qu’on voyait arriver...
Et cette fois, je suis fier de le dire,
C’est encor moi... mais c’est pour la sauver.

 

 

Scène XX

 

MADAME DUCHEMIN, VERNANT, FRANCIS, DUCHEMIN, BROUSSAILLES, tenant des flambeaux qu’il dépose sur une table

 

DUCHEMIN, à sa femme qui vient au-devant de lui.

Je la retrouve enfin.

MADAME DUCHEMIN.

M. Duchemin !

VERNANT, à part.

Le mari ! il ne manquait plus que lui !

DUCHEMIN.

Que vois-je ? c’est monsieur que tantôt je priais de passer avant moi ; puis-je apprendre qui j’ai l’honneur de recevoir ?

FRANCIS, vivement.

Oui, mon beau-frère, vous allez connaître monsieur.

VERNANT, bas, le retenant.

Que faites-vous ?

Haut.

Je puis me faire connaître moi-même.

Remettant une lettre à Duchemin.

Veuillez jeter les yeux sur ce billet.

Bas à Francis.

Vous avez sauvé votre sœur, n’allez pas la compromettre.

DUCHEMIN.

Mon invitation... Eh quoi ! vous seriez monsieur de Vernant ?

VERNANT.

Pour vous servir.

DUCHEMIN.

Pour me servir... ah ! monsieur, que de bontés, combien je suis confus...

FRANCIS, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

MADAME DUCHEMIN, bas à son mari.

Mais, mon ami...

DUCHEMIN.

Laisse donc, laisse donc, je sais ce que je fais.

À Vernant.

Croyez que j’apprécie tout l’honneur que monsieur de Vernant veut bien me faire... Mais par où donc êtes-vous entré ?

VERNANT, vivement.

Par la petite porte du pavillon, Francis m’avait donné la clef pour abréger le chemin.

DUCHEMIN.

Il a songé à vous faire passer par là ! l’attention est on ne peut plus délicate, et je l’en remercie.

FRANCIS, à part.

Il me casse les bras !

DUCHEMIN, à Vernant.

Et c’est vous qui tout à l’heure m’avez fermé la porte sur le nez ?

VERNANT, s’excusant.

Quoi ! monsieur, c’était vous ?

DUCHEMIN.

Charmant ! impayable !

VERNANT.

Si j’avais su...

DUCHEMIN.

Il n’y a pas de mal, il n’y a pas de mal, je suis trop heureux de vous voir.

VERNANT, à part.

Le diable m’emporte si je comprends rien à ses politesses.

BROUSSAILLES, à part.

J’espère qu’en v’là un fameux d’ permis.

 

 

Scène XXI

 

LES MÊMES, MARIE, LES INVITÉS

 

MARIE, accourant.

Ma tante, ma tante, voilà tout le monde qui arrive.

DUCHEMIN.

Tant mieux, je suis en mesure.

CHŒUR DES INVITÉS.

Air.

Ah ! quel plaisir ! (bis.)
Par lui la vie
Est embellie...
Ah ! quel plaisir,
(bis.)
Entre amis de se réunir.

DUCHEMIN, à mi-voix à Vernant, tandis que sa femme va aux invités et leur fait accueil.

Monsieur de Vernant n’a pas de motif pour garder l’incognito ?

VERNANT.

Aucun, monsieur.

DUCHEMIN, lui prenant vivement la main et le présentant.

Je vous présente M. de Vernant, secrétaire intime de Son Excellence.

TOUS, saluant.

De Son Excellence !

FRANCIS.

Est-il possible !

MADAME DUCHEMIN, à part.

Ah ! je comprends.

VERNANT.

Messieurs, je suis très flatté...

Amenant Duchemin sur le devant de la scène, où ils sont suivis par madame Duchemin, Marie et Francis.

Monsieur, vous vous trompez, ou vous vous moquez de moi ; je ne suis pas secrétaire du ministre.

DUCHEMIN.

Ô ciel !... Mais vous demeurez bien rue de Richelieu, hôtel des Princes ?... C’est sur la réponse du concierge lui-même que j’ai pris la poste.

VERNANT, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah !

FRANCIS, de même.

Ah ! ah ! ah ! impossible de ne pas rire.

MARIE, de même.

Ah ! ah ! ah ! est-il drôle, mon oncle !

MADAME DUCHEMIN, à part.

Je suis au supplice !

DUCHEMIN, à sa femme, désignant les invités.

Va donc, va donc les occuper.

VERNANT.

Pardon, monsieur, je m’explique votre méprise ; dans le même hôtel, habitait un autre M. de Vernant ; celui-là en est déménagé depuis trois semaines... c’est le secrétaire intime.

DUCHEMIN.

Ah ! j’étouffe !

VERNANT.

Mais je vais réparer votre erreur, et donner ma démission.

Se retournant.

Messieurs...

DUCHEMIN, l’arrêtant.

De grâce, monsieur, jusqu’à demain... songez ce que c’est qu’une petite ville ; que de plaisanteries, de brocards... on va se mettre à table, on boira du champagne, vous ne voudriez pas que je fisse les honneurs de chez moi de toutes les manières ; demeurez, je vous en supplie !

FRANCIS, vivement, bas à Vernant.

Monsieur, vous ne pouvez rester.

DUCHEMIN, de même.

Par pitié, monsieur...

FRANCIS, de même.

Par délicatesse, monsieur...

VERNANT, à part.

La situation est originale.

Bas à Duchemin.

Soyez tranquille, monsieur.

Bas à Francis

Rassurez-vous, mon jeune ami.

Remontant la scène et s’adressant aux invités.

Messieurs et mesdames, je suis désespéré de ne pouvoir passer avec vous le reste de la journée, car au moment où je recevais l’invitation de M. Duchemin, le ministre me faisait savoir que j’eusse à me rendre sur-le-champ auprès de lui, pour un travail important et pressé.

TOUS.

Ah ! quel dommage !

DUCHEMIN, vivement.

Le ministre nous joue-là un vilain tour.

Bas à Vernant.

Parfaitement, monsieur.

FRANCIS, bas à Vernant.

Très bien... et sans espoir de retour ?

VERNANT, lui remettant la clef.

Tenez...

Montrant Duchemin.

il n’y penserait pas, celui-là.

FRANCIS, lui rendant les tablettes qu’il a reçues de lui.

Un cadeau en vaut un autre.

VERNANT, à part.

Mon souvenir... il pense à tout, lui.

MARIE, bas à Francis.

Dites donc, vous me raconterez tout ce qui s’est passé.

DUCHEMIN.

À table, à table !

BROUSSAILLES.

Décidément, avait-il un permis ?

Reprise du CHŒUR.

Ah ! quel plaisir ! etc.

PDF